Plainte à la Commission européenne sur le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures
Publié le 17 Oct 2024
Modifié le 19 Nov 2024
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La France a rétabli les contrôles à ses frontières intérieures en octobre 2015 et les maintient constamment verrouillées depuis. Pourtant, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé, le 26 avril 2022, qu’en vertu du principe de libre circulation dans l’espace Schengen, un État membre ne peut rétablir ces contrôles plus de 6 mois, sauf apparition d’une nouvelle menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure, distincte de la précédente. Au mépris de cette décision et depuis près de dix ans, le gouvernement impose donc un contrôle systématique et permanent des mouvements de personnes étrangères à ces frontières, notamment terrestres.
L’Anafé et le Gisti avaient saisi la Commission européenne le 3 décembre 2018 d’une plainte dénonçant cette violation de la législation de l’UE par un État membre. En l’absence de réponse, nous avons étayé cette plainte par des courriers en novembre 2019, décembre 2020, mai 2022, janvier 2023 et avril 2024. Ce n’est que le 25 avril 2024, après 6 années de silence et de relances, que nous avons reçu une réponse de la Commission annonçant que notre plainte allait être classée.
Conscients d’une part de l’inefficacité de cette procédure du fait de la posture complaisante de la Commission à l’égard d’États membres qu’elle sait pourtant être en infraction et, d’autre part, du caractère éminemment politique de cette question du contrôle des frontières, comme en atteste la récente réforme du code frontières Schengen, et, partant, de la réponse de la Commission, l’Anafé et le Gisti ont décidé de rendre publique leur lettre ci-dessous en réponse à la Commission.
Madame la Présidente,
Par un courrier du 25 avril 2024 (voir pièce jointe), vos services (direction générale de la migration et des affaires intérieures) ont répondu à la plainte dirigée contre la Francedont nos associations ont saisi la Commission le 3 décembre 2018.
Cette plainte reprochait aux autorités françaises d’avoir rétabli des contrôles systématiques aux frontières intérieures depuis octobre 2015, en violation des dispositions des articles 22 et 25 du code frontières Schengen[1]. Ces dispositions prévoient en effet :
– d’une part, que « Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité » ;
– et, d’autre part, qu’un État membre ne peut « exceptionnellement » réintroduire des contrôles à ses frontières qu’en « dernier recours » et seulement en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure et ce, « pendant une période limitée d’une durée maximale de trente jours » ou, après renouvellements, « pour une durée totale qui « ne peut excéder six mois », étant encore précisé que « la portée et la durée de la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures ne doivent pas excéder ce qui est strictement nécessaire pour répondre à la menace grave ».
En l’absence de réponse de vos services, nous avons renouvelé et complété cette plainte par des courriers de novembre 2019, décembre 2020, mai 2022, janvier 2023 et avril 2024. Au cours de la même période les autorités françaises ont continué de renouveler, tous les six mois, leur « décision » de rétablir temporairement des contrôles aux frontières intérieures françaises. Elles ont invariablement invoqué le motif de menaces terroristes renouvelées (parfois assorti de motifs opportunistes tels que l’épidémie de covid ou la coupe du monde de rugby…) dissimulant mal l’objectif de contrôler les « mouvements secondaires de migrants » en provenance, essentiellement, d’Italie et d’Espagne – pratique pour le moins contraire à la solidarité régulièrement proclamée vis-à-vis des pays de 1ère entrée.
Ces contrôles perdurent donc, de façon continue, depuis maintenant près de neuf années, alors même que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a entre-temps jugé, le 26 avril 2022[2], que « l’article 25, paragraphe 4, du code frontières Schengen doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réintroduction temporaire par un État membre du contrôle aux frontières intérieures lorsque la durée de celle-ci dépasse la durée totale maximale de six mois et qu’il n’existe pas de nouvelle menace »,étant précisé que « l’apparition d’une nouvelle menace » doit s’entendre d’une menace « qui est distincte de celle initialement identifiée ».
Ainsi, chaque année, des dizaines de milliers de personnes exilées ont été contrôlées « au faciès » aux frontières intérieures françaises puis refoulées au mépris de leurs droits comme l’ont constaté la CJUE, le 21 septembre 2023[3], puis le Conseil d’État, le 2 février 2024[4]. Elles ont généralement été privées d’accès à la procédure d’asile au prétexte qu’elles pourraient former leur demande de protection internationale en Italie ou en Espagne.
C’est dans ces circonstances, caractérisant une violation délibérée du code frontières Schengen par les autorités françaises, que votre Commission nous a notifié, le 25 avril son « intention de clore la plainte initiale » sans y donner suite.
Plus de cinq ans se sont écoulés entre notre interpellation et votre réponse ; délai à l’issue duquel vous avez enfin répondu à notre interpellation, sans craindre d’ailleurs d’affirmer que « la situation aux frontières intérieures est une question très sensible ».
Nous comprenons aujourd’hui qu’elle était à ce point « sensible » qu’il vous avait semblé urgent d’attendre, avant d’émettre un avis, qu’un accord ait été trouvé entre les institutions de l’Union européenne sur la réforme du code frontières Schengen. Car c’est bien ce qui s’est produit le 6 février 2024, le nouveau texte facilitant opportunément, le cadre juridique dans lequel les contrôles aux frontières peuvent désormais être rétablis et, surtout, prolongés et entrés en vigueur le 11 juillet 2024.
Sur le fond, votre réponse, au moins autant que le délai dans lequel elle nous est parvenue, emporte la conviction que des considérations d’opportunité politique l’ont emporté sur l’analyse du droit de l’Union.
Au demeurant, cette réponse se borne à rappeler, en premier lieu, que « la Commission n’a pas le pouvoir de s’opposer aux décisions unilatérales des États membres de rétablir les contrôles aux frontières intérieures », ce que nous ne lui avons jamais demandé, parfaitement conscients qu’une plainte ne peut viser qu’à voir engager une procédure d’infraction contre l’État membre concerné.
Elle rappelle, en second lieu, que la décision d’engager une telle procédure « relève du pouvoir discrétionnaire de la Commission ». Or, notre plainte ne tendait pas non plus à obtenir de vous l’énumération de tous les « efforts [qui] peuvent démontrer l’engagement de la Commission à préserver l’espace sans contrôles aux frontières intérieures ». Elle visait simplement à obtenir qu’elle prenne l’initiative, « en sa qualité de gardienne des traités » que vous rappelez d’ailleurs dans votre courrier, de faire sanctionner les décisions d’un État membre contrevenant gravement aux règles régissant le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures.
Nous remarquons d’ailleurs que les « efforts » de la Commission semblent marqués du sceau d’une certaine complaisance à l’égard de la France. Vous tenez en effet à souligner :
- « que la Commission encourage les États membres à rechercher des mesures de substitution qui leur permettent de lever aussi plus tôt les contrôles aux frontières » ;
- qu’ainsi « elle a explicitement invité les États membres à donner la priorité aux contrôles de police avant de décider de la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures » ;
- que « les autorités françaises ont donné suite à cette invitation en adoptant la loi nº 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui a notamment permis une plus grande souplesse des contrôles de police dans les zones frontalière ».
Mais vous vous abstenez de commenter, en revanche, le fait que l’adoption de cette loi, censée constituer une mesure de substitution au rétablissement des contrôles aux frontières, n’a pas conduit les autorités françaises à mettre fin à ces décisions de rétablissement des contrôles, maintenus durant plus de six années encore. Et vous ajoutez même que « la Commission espère que le renforcement des contrôles de police offrira une mesure de substitution appropriée aux contrôles aux frontières intérieures en France ». De notre côté, nous nourrissons d’autant moins d’espoir en ce sens que vous terminez par cette conclusion en forme de blanc-seing accordé aux autorités françaises pour l’avenir : « Toutefois, il appartient aux États membres de décider de l’application de mesures spécifiques en fonction de toutes les circonstances ».
Nous notons de même que la Commission se dit « pleinement consciente du fait que la réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures est susceptible de porter atteinte au principe fondamental de la libre circulation des personnes » et que « toute dérogation à ce principe doit, en tant que telle, être interprétée de manière restrictive, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne ».
Mais nous notons surtout qu’elle n’en refuse pas moins de tirer les conclusions de l’arrêt de la CJUE du 26 avril 2022 et de faire sanctionner un détournement manifeste, par la France, des finalités du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures.
Il n’a pas pu vous échapper pourtant, à la lecture du code frontières Schengen comme de l’interprétation qui en a été faite par la Cour, que de tels contrôles ne peuvent être réintroduits que pour faire face à des situations ou des événements particuliers et spécifiques, le contrôle systématique et permanent des mouvements de personnes étrangères pendant plus de huit années ininterrompues ne pouvant évidemment être regardé comme une mesure exceptionnelle et de dernier recours, justifiée par des menaces graves, renouvelées et « distinctes » pour l’ordre public ou pour la sécurité intérieure.
À telle enseigne, d’ailleurs, que le nouveau code frontières Schengen, dont vous avez opportunément attendu l’adoption :
- précise que « la même menace grave [censée justifier le rétablissement des contrôles] est réputée persister lorsque la justification présentée par l’État membre pour prolonger le contrôle aux frontières repose sur les mêmes motifs que ceux qui ont justifié la réintroduction initiale du contrôle », autrement dit, neutralise explicitement la décision de la CJUE du 26 avril 2022 ;
- et inclut désormais des dispositions « qui contribueront à lutter contre les mouvements secondaires de migrants », démontrant a contrario que l’usage qui en était fait jusqu’à présent excédait, tant par sa durée que par sa finalité, les limites alors autorisées.
Vous justifiez votre inertie par une curieuse observation, révélatrice de votre longanimité à l’égard d’une politique détournant les dispositions du code frontières Schengen à des fins de contrôles migratoires. Vous écrivez en effet : « permettez-moi de souligner que la liberté de circulation est limitée à celles et ceux qui ont le droit de séjourner légalement dans l’UE. En conséquence, elle ne s’applique pas aux migrants en situation irrégulière ni aux demandeurs d’une protection internationale… ».
Nous savons bien, n’en doutez pas, que la liberté de circulation n’a été instaurée qu’au profit exclusif des citoyens de l’Union. En revanche, il résulte clairement des dispositions du code frontières Schengen (article 22), inchangées sur ce point, que l’abolition des contrôles aux frontières intérieures – qui constitue l’un des moyens de garantir cette liberté de circulation – doit bénéficier à toute personne « quelle que soit sa nationalité ». Autrement dit, vous ne pouvez vous prévaloir de la situation administrative présumée des personnes contrôlées pour justifier des contrôles systématiques… sauf à reconnaître que le droit de l’Union ne serait qu’un décor factice, laissant les États membres libres de continuer de pratiquer leurs politiques xénophobes.
Nous regrettons donc que votre réponse, tout comme le délai dans lequel elle nous est parvenue, alimente le fort soupçon que la Commission entretient avec les États membres des relations de connivence ou, à tout le moins, d’interdépendance telles qu’elle ne veut ou ne peut – nous lui laisserons le bénéfice du doute sur ce point – remettre en cause les décisions des États membres sur des questions aussi politiquement « sensibles », pour reprendre vos propres termes, que le contrôle des frontières.
D’autres institutions de l’Union sont parfois moins pusillanimes, comme le révèlent les travaux de la commission d’enquête instituée par le Sénat français[5], rapportant que « Mme Christine Roger, directrice en charge de la justice et des affaires intérieures au secrétariat général du Conseil de l’Union européenne, a estimé, lors du déplacement d’une délégation de la commission d’enquête à Bruxelles, que les contrôles aux frontières intérieures semblent peu efficaces et répondent principalement à un objectif politique ».
Si nous n’avons pas obtenu de la Commission une analyse aussi lucide des pratiques des autorités françaises dans ce domaine, au moins pouvons-nous prendre acte qu’il n’y a rien à en attendre, non plus, quant à un décryptage juridiquement rigoureux du droit de l’Union.
Nous vous prions de croire, Madame la Présidente, à l’assurance de notre considération distinguée.
[1] Règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen).
[2] CJUE, 26 avril 2022, Grande chambre, NW, affaires jointes C-368/20 et C-369/20.
[3] CJUE, 21 septembre 2023, ADDE et a., Affaire C-143/22.
[4] Conseil d’État, 2 février 2024, ADDE et a., n° 450285.
[5] « Circuler en sécurité en Europe : renforcer Schengen » rapport n° 484 (2016-2017) déposé le 29 mars 2017 https://www.senat.fr/rap/r16-484/r16-4848.html
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