Analyse des amendements de la Commission des lois – Suite de l’analyse du projet de loi « pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif »
Quatre amendements concernant le régime applicable en zone d’attente et aux frontières nationales ont été retenus par la Commission des lois. Il s’agit des amendements CL 900, CL 756, CL 824 et CL 757. Le vote et l’inscription de ces amendements morcèlent un peu plus le droit applicable aux frontières en fonction de la localisation du lieu de passage frontalier emprunté par la personne (aérien, maritime, terrestre / métropole, outre-mer / frontières externes ou internes).
En effet, une application différenciée du droit au jour franc, qui s’illustre par une non-applicabilité de ce droit, est maintenue pour Mayotte et désormais appliquée à la frontière terrestre de la France (amendement CL 900).
L’article 213-2 du CESEDA prévoirait désormais que : « [l]’étranger peut refuser d’être rapatrié avant l’expiration du délai d’un jour franc, ce dont il est fait mention sur la notification prévue à l’alinéa précédent. L’étranger mineur non accompagné d’un représentant légal ne peut être rapatrié avant l’expiration du même délai. Le présent alinéa n’est pas applicable aux refus d’entrée notifiés à Mayotte et à la frontière terrestre de la France. »
Le jour franc permet à l’étranger, au moment du refus d’entrée, de bénéficier de 24 heures avant son réacheminement, ce qui lui permet d’effectuer des démarches et de contacter toute personne de son choix avant toute tentative de réacheminement. Ces 24 heures sont cruciales car elles permettent à l’étranger de pouvoir contacter un conseil, de voir un médecin, de contacter ses proches pour les informer de sa situation ou encore de régulariser a posteriori sa situation. Un premier recul dans l’exercice de ce droit avait eu lieu en 2003 : avant la réforme, l’étranger bénéficiait automatiquement de ce droit. Depuis 2003, les personnes doivent en faire la demande explicite pour en bénéficier et ce, alors même qu’elles n’ont souvent pas été informées par la PAF de ce doit. En effet, les observations menées par l’Anafé ont mis en lumière la forte discrétion entourant l’information donnée aux étrangers sur l’existence de ce droit par la police aux frontières (PAF).
L’insertion de ces exceptions aggrave encore l’exercice du droit au jour franc et engendre deux graves inquiétudes : d’abord, cette nouvelle disposition renforce le sentiment d’une justice d’exception concernant les personnes migrantes, principalement dans les territoires d’outre-mer. Cet amendement continue une politique depuis longtemps observée par l’Anafé, et particulièrement à Mayotte [1].
Deuxièmement, l’insertion d’un régime dérogatoire aux frontières terrestres s’inscrit dans un contexte particulier de rétablissement des contrôles des frontières internes depuis novembre 2015. Cette situation qui devait être temporaire n’a cessé d’être prolongée (la France vient d’informer la Commission européenne de sa volonté de maintenir les contrôles aux frontières jusqu’à fin octobre 2018). Les amendements adoptés par la Commission des lois visent directement la fermeture de la frontière franco-italienne. Depuis novembre 2015, des contrôles systématiques sont pratiqués aux points de passage autorisés localisés sur les routes permettant le franchissement de la frontière, ainsi que dans des gares. Depuis une mission exploratoire conjointe menée par l’Anafé et la Cimade en mai 2017, de nombreux constats accablants ont été observés et de nombreux témoignages ont confirmé les pratiques, en violation des droits fondamentaux des étrangers, exercées par la PAF [2]. L’inscription d’un nouvel article sur les frontières terrestres dans la CESEDA ainsi qu’une exception concernant l’application du droit au jour franc semblent donc répondre à une absence problématique de dispositions claires sur la nature des contrôles effectués dans cette zone. Malheureusement, force est de constater que les amendements adoptés ne font qu’aggraver la difficulté d’accès au droit pour les étrangers. Ces amendements ont pour seul but de légitimer les pratiques illégales de la PAF à cette frontière depuis près de 3 ans, au détriment des droits des personnes et notamment des mineurs et des demandeurs d’asile.
Les différents amendements adoptés par la Commission des lois, en proposant l’inscription dans le CESEDA d’un nouvel article L. 213-3-1, renforcent la possibilité pour les gouvernements de recourir à de telles dispositions exceptionnelles. En effet, l’amendement CL 757 adopté par la Commission prévoit l’insertion d’un nouvel article écrit comme suit :
« En cas de réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures prévues au chapitre II du titre III du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), les décisions mentionnées à l’article L. 213-2 peuvent être prises à l’égard de l’étranger qui, en provenance directe du territoire d’un État partie à la convention signée à Schengen le 19 juin 1990, a pénétré sur le territoire métropolitain en franchissant une frontière intérieure terrestre sans y être autorisé et a été contrôlé à proximité de cette frontière. Le périmètre et les modalités de ces contrôles sont définis par décret en Conseil d’État » [3].
Plusieurs remarques s’imposent. Premièrement, l’inscription d’une telle éventualité dans le CESEDA a une portée symbolique importante. En effet, alors que le gouvernement justifie la dérogation par la France aux dispositions du code frontière Schengen par l’invocation d’une « menace terroriste persistante », l’inscription d’une telle possibilité dans le CESEDA démontre l’enjeu principal des contrôles aux frontières internes : la lutte affichée par le gouvernement contre « l’immigration irrégulière ».
Cette politique se traduit par l’adoption de différents textes législatifs importants tels que la loi nº2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme qui incorpore dans le droit commun des mesures exceptionnelles prévues par le régime de l’état d’urgence, ainsi que des dispositions qui étendent les possibilités d’effectuer des contrôles d’identité dans les zones frontalières au sein de la zone Schengen [4]. Dès lors, ce nouvel article du CESEDA s’inscrit dans la lignée d’une politique de contrôle, au niveau national, des passages frontaliers, ainsi que de tri entre les migrants, entre ceux qu’on accepte et ceux qu’on cherche par tout moyen à refouler ou à éloigner du territoire.
Deuxièmement, la détermination de la zone où ces contrôles dérogatoires peuvent avoir lieu est loin d’être précise. La notion de « proximité de [la] frontière » s’inscrit dans une logique depuis longtemps applicable au droit des étrangers aux frontières françaises. En effet, cette définition floue de la zone frontalière affirme une discrétion importante laissée à l’administration ou au gouvernement de déterminer l’espace dans lequel les contrôles pourront se dérouler. En effet, ces notions peu précises renforcent le caractère incertain et peu prévisible du droit des étrangers auquel participent des dispositions comme celle des zones d’attente dites « sacs à dos ». Cette discrétion laissée au gouvernement est d’autant plus importante que l’article prévoit que le périmètre, ainsi que les modalités, de cette zone frontalière seront déterminés en Conseil des ministres, avec avis du Conseil d’État, écartant une fois encore la question de l’appréhension des frontières françaises du débat public.
Troisièmement, la lecture de ces deux nouvelles dispositions révèle la mise en place d’un régime encore moins protecteur pour les personnes en situation d’exil aux frontières terrestres de la France, alors même qu’elles sont vulnérables. En effet, il sera désormais prévu que le droit au jour franc ne pourra pas être exercé à cette frontière. Cette insertion vient directement légaliser une pratique observée à la frontière franco-italienne [5]. Des observations de terrain ont révélé l’existence de refus d’entrée délivrés par la PAF de Montgenèvre qui avaient été modifiés et comportaient, à côté de la case consacrée au jour franc la mention « dispositions non valables aux frontières terrestres ». Cette disposition est un nouvel obstacle imposé aux étrangers pour accéder à leurs droits, mais aussi une confirmation d’une politique qui tend inlassablement vers l’éloignement des étrangers tant du territoire que du droit commun [6].
Selon les informations fournies par Eurostats, l’administration française a prononcé environ 75 000 refus d’entrée aux frontières terrestres (et majoritairement à la frontière franco-italienne), en violation du droit applicable jusqu’à présent. L’introduction de ces dispositions apparait comme l’aveu par le législateur que l’administration viole la loi sur l’accès au territoire et les droits des personnes qui se présentent à cette frontière.
Enfin, cette mesure est en contradiction avec la protection des étrangers mineurs à la frontière alors que la loi du 7 mars 2016 avait réintroduit le droit au jour franc automatique pour les mineurs. En effet, en supprimant l’exercice du droit au jour franc, ces nouvelles dispositions excluent a fortiori toute protection des migrants en situation de minorité. Or, cette suppression est une atteinte directe au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.
L’insertion, par les amendements CL 756 et CL 824, d’un nouvel alinéa au sein de l’article 213-2 du CESEDA concernant la prise en compte des cas de vulnérabilité, et particulièrement de la minorité, est loin d’être suffisante. En effet, l’alinéa prévoit qu’« une attention particulière est accordée aux personnes vulnérables, notamment aux mineurs, que ces derniers soient ou non accompagnés d’un adulte ». Le vocable utilisé est flou et interroge sur les obligations qui pourraient porter sur l’État en termes de protection des personnes les plus vulnérables.
Il est en tout état de cause insuffisant face à la vulnérabilité et aux besoins spécifiques que ces personnes nécessitent [7]. Les observations de l’Anafé depuis près de 30 ans ont montré que la privation de liberté des mineurs en zones d’attente avait un impact négatif sur leur santé physique et psychologique. Les conditions de maintien portent régulièrement atteinte à leur santé, ils sont notamment victimes d’anxiété, d’insomnie, de trouble de l’alimentation… Ces observations ne concernent pas uniquement les mineurs isolés mais aussi les enfants qui accompagnent leurs parents. Ces derniers ressentent également souvent le stress de leurs parents, ce qui vient alimenter leurs propres angoisses [8]. Malgré les recommandations des instances de protection nationales et internationales des droits humains la vulnérabilité, et notamment la condition de minorité, n’est pas prise en compte en zone d’attente, sans quoi, il serait mis fin à de nombreuses privations de liberté chaque année sur le fondement de la particulière vulnérabilité des personnes maintenues.
A la frontière franco-italienne, la pratique des autorités françaises ne respecte pas les principes fondamentaux de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant et chaque jour, leurs droits sont bafoués (pas de protection des mineurs isolés étrangers, refoulements systématiques de toute personne arrivant à cette frontière, y compris les demandeurs d’asile et les mineurs, privation de liberté sans cadre légal). Les 20 condamnations par le tribunal administratif de Nice (en janvier et en février 2018) montrent que « l’attention particulière » accordée à cette frontière n’est pas respectueuse du droit français et est sanctionnée dès que le juge administratif en a l’occasion.
L’introduction de cet alinéa n’est qu’un simple effet d’annonce sans réelle volonté de prendre en compte la situation de vulnérabilité, et notamment de minorité, des personnes en situations d’exil lorsque l’entrée sur le territoire leur est refusé et lorsqu’elles sont privées de liberté en zones d’attente ou dans les lieux de privations de liberté sans cadre légal à la frontière franco-italienne.
L’analyse intégrale du PJL :
Notes
[1] Voy. para. “la fin du régime dérogatoire applicable en outre-mer, et spécialement à Mayotte”, Analyse du PJL.
[2] Anafé et Gisti, L’Europe vacille sous le fantasme de l’invasion tunisienne – Vers une remise en cause du principe de libre-circulation dans l’espace ‘Schengen’ ?, juin 2011, http://www.anafe.org/spip.php?article132
[3] Article 10 B (nouveau) du projet de loi.
[4] Ici encore, l’argument avancé afin de justifier la mise en place de ces contrôles est la lutte contre la criminalité transfrontalière. Néanmoins, il est certain que ces dispositions seront utilisées dans le cadre martelé par le gouvernement de la lutte contre l’immigration irrégulière. Par exemple, voyez l’alinéa 9 de l’article 78-2 du code de procédure pénale : « Dans un rayon maximal de dix kilomètres autour des ports et aéroports constituant des points de passage frontaliers au sens de l’article 2 du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), désignés par arrêté en raison de l’importance de leur fréquentation et de leur vulnérabilité, l’identité de toute personne peut être contrôlée, pour la recherche et la prévention des infractions liées à la criminalité transfrontalière, selon les modalités prévues au premier alinéa du présent article, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévus par la loi. L’arrêté mentionné à la première phrase du présent alinéa fixe le rayon autour du point de passage frontalier dans la limite duquel les contrôles peuvent être effectués. Lorsqu’il existe une section autoroutière commençant dans la zone mentionnée à la même première phrase et que le premier péage autoroutier se situe au-delà des limites de cette zone, le contrôle peut en outre avoir lieu jusqu’à ce premier péage sur les aires de stationnement ainsi que sur le lieu de ce péage et les aires de stationnement attenantes. Les péages concernés par cette disposition sont désignés par arrêté. Le fait que le contrôle d’identité révèle une infraction autre que celle de non-respect des obligations susmentionnées ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes. Pour l’application du présent alinéa, le contrôle des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévus par la loi ne peut être pratiqué que pour une durée n’excédant pas douze heures consécutives dans un même lieu et ne peut consister en un contrôle systématique des personnes présentes ou circulant dans les zones mentionnées au présent alinéa. »
[5] TA Nice, 22 janvier 2018, http://www.anafe.org/spip.php?article452
TA Nice, 23 février 2018, (19 décisions), http://www.anafe.org/spip.php?article460
[6] Voy. Anafé, Analyse du projet de loi « pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif », http://www.anafe.org/spip.php?article465
[7] Voy. not. Anafé, Aux frontières des vulnérabilités, Rapport d’observations dans les zones d’attente, 2016-2017, Février 2018, http://www.anafe.org/spip.php?article462
[8] Voir pour exemple : http://www.anafe.org/spip.php?article408
En savoir plus : spip.php?article465
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